L'histoire de Thomas.

Son pas décidé faisait lever la poussière du couloir qui miroitait dans les rayons du soleil.

Thomas se dit que par une si belle journée de printemps ses élèves seront mieux dehors que derrière leur pupitre, les végétaux et les simples pointant leurs feuilles aux premières chaleurs,
Il y aura matière à improviser un cours de botanique. *un sourire naît sur ses lèvres*

Un hurlement le stoppe net.

« Bon sang mais qu’est ce que…? »
Le cri provient d’une cellule à proximité.

Il tambourine sur le panneau de chêne
« Que se passe t il ? Ouvrez !! »
Le silence se fait puis le hurlement reprend de plus belle, aussitôt interrompu.
D’un violent coup d’épaule il fait sauter le léger verrou et pénètre dans la pièce.

Sur le lit une enfant se débat, les vêtements déchirés, une main plaquée sur le visage étouffant ses cris.
La main de frère Thaddéus, nu comme un ver, le visage rougeaud et déformé par la rage.

D’une main, Thomas empoigne l’homme par le cou et l’écarte du lit, un revers de l’autre l’envoie bouler contre une étagère.

Le visage en sang, les yeux révulsés, l’homme essaie péniblement de se redresser parmi les livres répandus sur le tapis. « Tu me paieras ça, sale chien !!! »

Thomas enroule la gosse dans une couverture et la prend dans ses bras, puis se retourne et lance un regard impitoyable.

« Non, c’est toi qui va devoir rendre des comptes… »

Son pas ferme claque comme le présage du coup de hache du bourreau.

Le doyen parcourait d’un air distrait l’ouvrage posé sur son bureau.

« Vous avez bien agi, personne ne vous dira le contraire. Mais vous vous rendez compte des conséquences que peut avoir une telle affaire si elle vient aux oreilles du public ?… Des siècles d’honorabilité remis en question par l’acte d’un seul, il faut penser à l’intérêt commun »

Thomas se lève d’un bond du fauteuil ou il était assis.

« Mais il ne s’agit pas de ça ! Un crime a été commis, il doit payer pour cette atrocité !!
Et nous ne savons pas s’il ne s’agit que de la première fois !! »

Le vieillard caresse son sous-main et relève les yeux.

« Calmez-vous, nous avons d’ores et déjà engagé un autre professeur de théologie, frère Thaddeus sera confiné dans les réserves, ce travail de comptabilité ne le mettra plus au contact des enfants. »

Le sang monte au visage de Thomas.

« C’est une plaisanterie ? Se contenter de l’éloigner de ses proies ? Ce détraqué mérite la corde !! Si vous ne vous décidez pas à agir je vais me rendre en personne à la prévauté pour que justice soit rendue. »

La main du doyen claque sur le bureau ciré.

« Il suffit ! Vous perdez votre sang froid. Vous oubliez que nous avons des responsabilités, si cette histoire s’ébruite, la renommée de cette institution ne s’en relèvera pas. Vous croyez que nous pourrions recueillir tous ces orphelins si les nobles ne nous confiaient pas leur progéniture ? Les notables suspendront leurs dons si le nom de notre école est traîné dans la boue ! Je vous incite vivement a plus de tempérance, vous devez vous incliner devant notre décision. Et ce, pour le bien de tous. »

Réfrénant à grand peine le tremblement de ses mains Thomas se dirige vers la porte a grand pas. Puis se retourne et interpelle le doyen :

« Comment pourrais-je continuer à enseigner des valeurs nobles tout en tolérant un tel déni de justice ? »

Le vieillard lui lance un regard froid.

« Si vous souhaitez vous désolidariser de notre institution c’est votre droit. Nous ne vous retenons pas. »

Le bruit de la porte qui claque plane un long moment dans le silence des vieux couloirs.

La salle d’armes résonne du bruit des assauts, mais Thomas perdu dans ses pensées n’entend que le sang qui bat dans ses oreilles.

Il finit de nouer le paquetage formé par ses armes et décroche son gambison du portant.
Une main se pose sur son épaule.

« Comment vas-tu mon ami ? »

L’homme qui s’adresse a lui est presque trop large pour sa taille, les cheveux gris et les rides profondes qui marquent son visage sont démentis par le regard vif et la souplesse des mouvements, la cicatrice qui barre le front, les mains calleuses et la lourde lame qui lui bat la cuisse témoignent qu’il n’ignore rien du métier des armes.

Le sourire qu’échangent les deux hommes est chaleureux et plein d’estime réciproque.

« Je vais comme on peut aller en pareille circonstance…Tout cela va terriblement me manquer… »

Le soldat s’éclaircit la gorge et détourne les yeux.

Silencieux ils observent deux jeunes garçons qui s’essayent à la parade, les bâtons claquent et un cri fuse, un des duellistes se tient le poignet, son visage est blême.

« Ta garde était trop basse, combien de fois te l’ai-je dit Sharn ? Tu reprendras l’entraînement plus tard, va faire panser ça à l’infirmerie »

Le gamin retient ses larmes et s’incline.
« Oui maître Thomas »

Les deux hommes le regardent s’éloigner. Thomas se retourne vers le vieux soldat : « Je ne crois pas qu’il sera jamais un grand combattant, mais il y a beaucoup de générosité en lui »

« Heureusement que tu étais plus doué, mais je me souviens t’avoir offert une jolie collection d’hématomes autrefois… » Un large sourire fend le visage du vétéran.

Thomas sourit. « Oui Gildas, tu n’y allais pas de main morte, dieu merci, j’ai la tête dure »

« Mon enseignement a porté ses fruits, le rôle d’un maître d’armes n’est pas de prodiguer des caresses »

L’homme redevient sérieux. « Il faut que je te dise quelque chose Thomas »
« Tu as pris la bonne décision ; si j’ai survécu aux champs de bataille ce n’est pas tant grâce a mon talent où a la chance…J’ai toujours évité de livrer des combats perdus d’avance. Tu n’aurais jamais pu amener ce salopard devant ses juges. Vois-tu, j’ai fait quelques recherches… »

Thomas écarquille les yeux. « Je t’écoute »

« Golvars D’Hustillard est le père de frère Thaddeus. Je vois que ce nom ne te dit rien…
Il est arrivé dans la région il y a une vingtaine d’années de ça. Et très vite il a commencé a étendre son domaine. Je n’ai pas réussi a savoir d’où il tirait sa fortune, mais l’homme s’est mis a dispenser son or a profusion… Il a racheté des dettes, des hypothèques, bref, il possède la moitié des fermages du pays maintenant. Il n’y a pas un commerce ou une échoppe qui n’ait du passer par ses hommes de loi pour avoir le droit d’exercer. Nombreux sont les nobles qui ont pu préserver leur train vie en empruntant auprès de lui »

Thomas encaisse le coup, chaque mot le fait grimacer. « Continue »

« Bien. Les reconnaissances de dette forment un véritable rempart entre lui et le droit commun. Mais ça n’explique pas tout.
Car son fils a depuis longtemps perdu son estime, des rumeurs s’attachent a son passé, la encore je n’ai pas réussi a en savoir plus, mais l’impression n’est pas positive. Je suppose qu’il lui a acheté ce poste de professeur, espérant que son rejeton rentre dans le droit chemin. Je ne sais pas si le doyen est un homme corrompu, mais Golvars D’Hustillard le tient…Le trésorier est un vieil ami, et il m’a avoué a demi-mot que ces lieux étaient hypothéqués, une simple signature au bas d’un parchemin, et… C’en est fini de l’école. »

Gildas jette un regard triste à son ami. « De plus… »

« Oui ? »

« De plus le père est mourant, il agonise… Thaddeus est son seul héritier. »

« Je suis vraiment navré Thomas. »

Cécyll Menderstal regardait le liquide s’écouler goutte a goutte de la cornue, un sourire béat plaqué sur son visage.

S’adressant a son vieux familier, un dragonnet rouge asmathique et a demi édenté :
« Après tant d’années de recherches, je crois que je tiens enfin la solution à un problème majeur ! »

Il passe une main fébrile sur son crâne chauve puis soulève délicatement le flacon et le regarde avec détermination.
« Il ne me reste plus qu’à le tester »

Prenant une grande respiration, il entreprend de verser quelques gouttes du liquide épais sur une brosse.

La porte s’ouvre avec fracas et son fils s’engouffre dans la pièce, penché en avant, la tête dans les épaules.

L’irruption soudaine fait sursauter Cécyll qui trébuche sur un coffre bas, le flacon s’échappe de ses mains, et suivant une courbe gracieuse atterrit sur le dragonnet qui n’en demandait pas tant.

« Thomas ! Es-tu devenu fou? Regarde ce que tu viens de faire malheureux !! »

Le jeune homme se retourne et découvre son père allongé sur le dos, son familier éternuant et crachant blotti au sommet d’une armoire.

« Oh…Je suis vraiment navré, je vous demande de me pardonner père, je ne suis plus moi-même en ce moment.. »

L’homme étalé sur le tapis grimace un demi sourire.
« Bon…Peu importe qui vous étes, aidez moi a me relever ! »

Une fois sur ses pieds il lance un regard noir a son fils et tend le doigt vers le dragonnet :
« Regarde ce pauvre Fritch ! Avec sa santé fragile et son caractère j’en ai pour des semaines à lui faire oublier cette histoire ! »

Il siffle et tend les mains vers le reptilien humilié.
« Fritch ! Allez mon beau, c’est fini, viens voir papa »

La bestiole lance un regard blessé vers le duo.
« Fiiniiii ? pshiii !! Toujours finiiii ! Toujours Fritch malheureux !! Toujours ! »

« Allons, allons… Saute dans mes bras, je vais t’essuyer. Et Thomas va te présenter ses excuses ! »

Les yeux en amande n’expriment qu’un profond désespoir mêlé de colère.
« Thomas faire esssssprès ! Fritch mouillé ! psshiii ! Toujours Fritch souffrir, toujours!! »

Cécyll chuchote a l’oreille de son fils :
« Présentes-lui tes excuses ou nous serons encore la demain. »

Thomas s’avance d’un pas et sourit gentiment.
« Je n’ai pas fait exprès Fritch, je suis vraiment désolé que tu sois mouillé, accepte mes plus plates excuses. Si tu descends je vais t’offrir un lapin, un bon lapin tout frais »

Dans la pupille fendue du dragonnet la dignité et la gourmandise se livrent un duel à l’issue rapide.
« Lapin ? Pas lapin ! Plein lapins !! Plein plein !! »

Cecyll sourit.
« C’est d’accord, tu auras des tas et des tas de lapins a manger. Allez, viens maintenant »

Un sourire carnassier dévoile l’autrefois redoutable dentition du dragonnet qui s’élance du meuble, déployant ses ailes membraneuses et tendant son corps mince dans une trajectoire parfaite vers l’épaule de son maître.

Lequel lève un sourcil étonné en voyant la boule de poils rougeatres percuter le sol dans un bruit mat.

« Bon…ma fortune est faite, mais je n’ai pas fini de l’entendre raler… »

Une grimace naquit sur son visage en voyant le reflet de sa tête dans la coupe de vin qu’il portait à ses lèvres.
Relevant les yeux vers son fils il vit le sourire goguenard de celui-ci, le regard fixé sur les touffes de cheveux rouges et bleus éparpillés sur son crâne.

« Oui, je sais ! Il faudra encore quelques affinages…Mais je suis proche du but ! Parlons plutôt de tes soucis »

Le sourire disparaît aussitôt sur les lèvres de Thomas.

Et il raconte son histoire.

Après avoir écouté en silence le récit de son fils, Cécyll le regarde avec compassion.
« Tu as agi selon ton cœur, je suis fier de toi »

Thomas serre les mâchoires.

« Oui mais maintenant ? Cette ordure s’en tire à bon compte et j’ai perdu ma place, même si Gildas est bien décidé a le surveiller, qu’est ce qui nous garantit qu’il ne va pas recommencer ? »

Cécyll lève une main hésitante.
« Tu as fait tout ce qui était en ton pouvoir, parfois on se retrouvé face a une injustice contre laquelle on ne peut rien »

Il sursaute quand son fils se lève brutalement.

« Si ! Je peux encore faire justice de mes mains ! »
Puis le regard vide Thomas décroche une lourde hache d’armes d’une panoplie au dessus de la cheminée et se dirige vers la porte a grand pas décidés.

Marmonnant quelques syllabes Cécyll immobilise son fils d’un geste de la main.
« Non, car il y aurait encore une victime…Toi. Et je ne t’ai pas élevé pour te voir pendu comme un meurtrier »

« Pose cette arme et reprends tes esprits…Nous pouvons régler les choses autrement »

Les nerfs parcourus de tremblements Thomas regarde son père.

« Oui je sais, ce sort d'immobilisation a des effets secondaires désagréables... mais ça passera d’ici quelques minutes »
« Détends toi et écoute ce que j’ai à te dire. »

Les yeux dans le vague il semble plonger loin au fond de ses souvenirs.
« Il y a longtemps, bien avant ta naissance, j’ai eu une vie aventureuse et riche en dangers. Ne me regarde pas avec ces yeux idiots, j’ai moi aussi été jeune et intrépide... De cette époque j’ai gardé plusieurs cicatrices mais aussi de bons souvenirs. »

Cécyll se mordille les lèvres.
« Sur les chemins on fait parfois d’étonnantes rencontres. Je suis tombé un jour sur un homme qui perdait son sang par de nombreuses entailles, il se battait vaillamment mais n’allait pas tardér à succomber… Vois-tu, les drows ne font pas quartier.»

Thomas ouvre des yeux ébahis.
« Vous vous étes battu contre des drows !!! »

« Qu’aurais tu fait a ma place ? Je n’allais pas les laisser massacrer ce pauvre gars. J’étais jeune et plein de fougue, et la chance était de notre coté »
Il sourit.
« Sinon ni toi ni moi ne serions ici… »
« J’ai surpris le premier qui n’a pas pu éviter les flammes a temps, je n’oublierai jamais son regard étonné juste avant qu’il ne s’effondre. Profitant de mon intervention l’homme bléssé a glissé sa rapière entre les cotes du second, touché en plein cœur il est tombé comme une masse. Le dernier…Fritch lui a ouvert la gorge d’un coup de dents. »

« Fritch ? »

« Hé oui Fritch ! Ne sois pas surpris mon fils, il était assez redoutable autrefois… »
Un piaillement s’échappe de la gueule d’un dragonnet au magnifique pelage rouge posé sur une couverture.

« Oui c’est juste vieux camarade, tu es encore féroce. Rendors toi. »
« Bref, j’ai soigné l’homme et nous avons sympathisé. Il se nommait Merleroi Cadet. Nous avons passé quelques temps ensemble. Hélas on ne peut pas dire que la légalité était sa priorité …Ce qui fait que par la suite nos chemins ont divergé, mais il a toujours une dette envers moi. Et je sais comment le joindre. »

Thomas toise son père.
« Je souhaite vous avoir mal compris, vous voulez faire appel aux services d’un assassin ? »

Son père le regarde un sourire aux lèvres.
« Cette réflexion ne manque pas de sel…Venant de la part de quelqu’un qui était prêt à régler cette affaire d’un coup de hache. »

Géné, Thomas reste coi.

« Rassure toi mon fils, il n’y aura ni mort ni sang versé. Il y a toujours plusieurs façons de voir les choses… »
Cécyll se lève et ouvre un tiroir, il en sort une plume noire et la garde au creux de ses mains, les yeux clos, sa bouche articulant des paroles inaudibles. Ses mains se séparent et la plume s’envole se dirige vers la fenêtre ouverte et file comme le vent.
Il se tourne vers son fils :

« Nous aurons de la visite d’ici peu. »